L’incroyable histoire de la pomme de terre
8
Fév
2016
Par Pascale Ghislain 8 février 2016 Catégories Traditions et Folklore Pas de commentaires
De chair ferme, jaune et délicate, de forme allongée et légèrement aplatie, « la plate » est fêtée chaque année à Florenville. Elle fait partie d’une longue liste de « crompire » (mot wallon qui vient de l’allemand « grundbirne », littéralement « poire de terre ») dont je vais vous raconter l’étonnante épopée.
Dans toute l’Ardenne, les recettes à base de pomme de terre ne manquent pas. Respect pour ce tubercule qui nous a souvent sauvés de récurrentes disettes.
Saviez-vous que dans la région de Givet, « la kwèn di gat » protégeait du mal de dent ! Et que parmi les 12 pommes de terre présentées par Parmentier au roi Louis XVI, il y a « la corne de vache » que l’on disait d’excellente qualité.
Patate, Crompîre, Poire de terre…Purée quelle histoire !
L’Ardennais, encore aujourd’hui, peut difficilement se passer de pomme de terre. C’est un bon aliment que les nutritionnistes recommandent pour couvrir nos besoins quotidiens en vitamines C ou B, en minéraux (potassium ou magnésium), en glucides complexes et en protéines. Mais d’où vient notre attachement à ce tubercule que nous cuisinons à «à toutes les sauces » ?
Plongeons-nous dans l’extraordinaire odyssée de Dame patate, une belle étrangère qui fait son entrée en Europe à la Renaissance, mais qui mettra un certain temps à s’imposer dans notre alimentation. C’est qu’il est devenu un aliment essentiel en Ardenne, bien avant de séduire la Cour de France au 18e siècle. C’est au 18e siècle aussi que sa culture se développe en Angleterre plutôt céréalière alors que l’Irlande l’adopte bien avant, dès 1606. Et de là, elle part à la conquête de l’Amérique du Nord.
Le nom régional que prend la pomme de terre témoigne de son parcours géographique : papa, tartuffo, kartoffel, aerd-peiren, grund-birne, Grundbirne, Grompir, Gromper ou crompire et enfin pomme de terre…. Confinée d’abord dans les jardins botaniques, la pomme de terre va intéresser de plus en plus de dirigeants confrontés aux famines dévastatrices. Introduite et cultivée en Espagne par des moines sévillans dès la fin du 16e siècle, elle remplace peu à peu les céréales, particulièrement sur les terres ingrates. Durant les guerres, nos tubercules, cachés dans le sol, étaient plus à l’abri des destructions.
Solanum Tuberosum : curiosité botanique
D’où vient-elle ? Quand est-elle introduite en Europe et en Ardenne ? Son histoire européenne débute au 16e siècle. Des explorateurs espagnols la découvrent en Amérique du Sud : Pérou, Bolivie, Colombie, Equateur. Ils la décrivent dans leurs chroniques et la nomment « papa » (en langue inca). Aliment de base des habitants des hauts-plateaux et du lac Titicaca, sa culture est facile et résiste à tous les climats. Et surtout elle se conserve bien. Fascinés par ces plantes souterraines, ces voyageurs la nomment : la truffe de terre.
Des moines sévillans (Espagne) la cultivent pour des indigents. Philippe II d’Espagne en envoie en Italie, pour guérir le pape Pie IV de la goutte. Le botaniste Charles De l’Escluse la fait connaître en Europe.
De l’Escluse dit aussi Clusius a étudié à Louvain, publie à Anvers, travaille en Autriche, puis en Allemagne et finit par diriger la chaire de botanique à l’université de Leyde en 1593. Il la classe à tort, dans la famille des arachides.
Né à Arras (Pays-Bas espagnols), notre érudit a reçu des plants de pomme de terre de Philippe de Sivry, Seigneur de Walhain et Gouverneur de Mons, en 1588. En 1596, le suisse Gaspard Bauhin classe la pomme de terre dans les : « Solanum Tuberosum » (Classification retenue par Carl von Linné un siècle plus tard). En 1597, l’Anglais John Gerarde en réalise les premières illustrations. De la Suisse ou directement d’Espagne, elle pénètre en France via le Dauphiné. Le père de l’agronomie française, Olivier de Serres évoque les « cartoufles » vers 1600, en Ardèche. Bauhin la signale en Franche-Comté, sous domination espagnole vers 1620.
En Allemagne, la guerre de Trente ans (1618-1648) se charge de la diffusion de la pomme de terre. Au 18e siècle, le roi de Prusse Frédéric II l’impose comme pitance aux prisonniers de guerre parmi lesquels Parmentier.
À la table des petits et des grands
En « Belgique », après 1600, le maître-cuisinier Lancelot de Casteau sert déjà « la tartoufle », à la table du prince-évêque de Liège, Robert de Berghes ! Il la cuisinait, soit bouillie, soit rôtie sous la cendre, ou encore étuvée dans du vin d’Espagne et cuite dans du beurre.
Des auteurs émettent l’hypothèse que la pomme de terre entre dans les Flandres, au cours des guerres contre Louis 14. Des archives la mentionnent en Flandre occidentale, avant 1670 : les « aerd-peiren ».
En province de Luxembourg, des pommes de terre sont plantées sur les terres du seigneur de Durbuy, après 1700. À ceux qui se nourrissent de « crompîres », on donne le nom de « mangeur de nourriture de cochon ».
Après la Révolution, un aliment de base
La pomme de terre est consommée quotidiennement dans une grande partie de l’Europe occidentale à partir du 19e siècle. La cuisine traditionnelle ardennaise et lorraine (France, Belgique et Grand-Duché) va lui accorder une place de choix. Après la Révolution française, le précieux tubercule devient l’aliment de base de notre cuisine paysanne, bien avant le pain. Dans la pâte de ce dernier, on en est venu à incorporer de la pomme de terre râpée, pour éviter qu’il s’émiette.
À la fin de la récolte des patates en octobre, le paysan offrait « la cûh’née » (cuisiner). Cette tradition consistait à faire péter les « crompîres » dans les champs, en remerciement pour le coup de main apporté à la récolte.
Autre héritage de cet engouement pour la « poire de terre », les « Gromperekichelcher » au Grand-Duché de Luxembourg, crêpes de pommes de terre râpées ou galettes de pommes de terre que l’on retrouve encore chaque année à la foire de Luxembourg (Schueberfouer).
Plante souterraine
Mais il a fallu du temps pour que se lèvent les soupçons sur la nocivité de la patate. Elle était réputée renfermer un poison violent. On l’accusait de provoquer la peste, la lèpre ou des écrouelles. Son image dégradante se poursuivit très longtemps. En effet, plante souterraine, la pomme de terre comme la truffe ou la mandragore est au bas de l’échelle des êtres vivants. Elle est considérée comme impure et impropre à la consommation humaine.
En France, on l’a d’abord réservé au bétail et aux plus démunis. Elle est introduite comme un médicament, dans les repas des malades. On l’a fait enfin consommer aux soldats et aux prisonniers de guerre. Bref, on la fait manger d’abord à ceux qui n’ont pas le choix.
Cette réputation de légume du pauvre, la pomme de terre l’a conservée longtemps, comme le topinambour, tubercule apparu lui- aussi aux 16e et 17e siècles et que les auteurs anciens confondent parfois. Alors que le topinambour a connu un succès considérable au 18e siècle, dans le Nord-Est de la France et en Wallonie, il sera éliminé au profit de la pomme de terre qui offre des qualités alimentaires et gustatives supérieures. Dans les textes du 18e siècle, c’est le terme Canada que l’on emploie plutôt pour désigner le topinambour.
Tartuffo, Kartoffel, Crompîre et enfin pomme de terre
Voyons rapidement l’origine de quelques appellations wallonnes ou françaises qui désignent la pomme de terre:
En Ardenne et en Lorraine
« Pas de bon repas sans patates » disent les Français d’Ardenne. Au Grand-Duché de Luxembourg, se répand l’adage : « c’est seulement après avoir mangé dix-huit fois des pommes de terre que le paysan sait que dimanche est de retour ».
Dans les Ardennes belges, comme dans les pays germaniques, la pomme de terre est cultivée dès le début du 18e siècle. Le terrible hiver de 1702 et la famine qui s’ensuivit va probablement en exhorter la culture. Elle résiste au rude climat et au sol pauvre de l’Ardenne.
Vers 1760, dans toute la Wallonie, elle fait l’objet d’un commerce. Un batelier de Barvaux-sur-Ourthe déclare avoir chargé 20.000 livres de « crompîres » à destination de Liège. Dans le Hainaut, on l’exporte en Angleterre, entre 1763 et 1773.
À la cour de France avec Mr Parmentier
Au Nord de la France, on est très longtemps réticent. Dans les classes aisées tout au moins. Mais à la fin du 18e siècle, tous les préjugés sont vaincus. Des scientifiques, des médecins ou des agronomes louent ses vertus. Parmi eux, un pharmacien militaire, Antoine Parmentier. Il l’a découverte en Allemagne où il est prisonnier de guerre. Il comprend son intérêt nutritionnel et va assurer son succès dans les milieux aisés.
Il est aidé par la couple royal : Louis 16 et Marie Antoinette. Le roi lui rend hommage en disant que la France devait à Parmentier la découverte du pain des pauvres. Le roi entraîne les courtisans à la consommer. On la trouvait fade, insipide et pâteuse. Les agronomes de la fin du 18e siècle parviennent à la rendre plus digeste et légère. Les disettes et les famines récurrentes qui faisaient suite aux mauvaises récoltes de céréales, s’éloignent peu à peu avec la culture de la pomme de terre. Et on se met à l’aimer et à se nourrir abondamment de « l’incontournable pomme de terre ».
Dans un prochain épisode, ne manquez pas mon récit sur la frite !!!!